ASTOR

Quatre. Deux. Un. Un. Trois. Drapeau. Deux. Trois. Bombe. Raté pour la vingt deuxième fois de la journée. Astor referme mollement la fenêtre du Démineur en s’affalant un peu sur son clavier. Sa petite cafétéria a été désertée, entrées et sorties sur les dernières heures se comptent aujourd’hui sur les doigts d’une main. Elle se sent bien ici, elle a le luxe de pouvoir s’y emmerder. Chez elle la paperasserie du divorce l’attend, le téléphone continuera de sonner tant qu’elle ignorera les appels de sa mère et le courrier s’accumule dans une jolie boîte prévue à cet effet. Elle n’a plus que sept jours avant de compléter le dossier de son concours. En attendant... Trois. Trois. Deux. Trois. Drapeaux. Deux. Merde, encore raté.

Astor, c’est cette éternelle gamine pas forcément bien futée qu’on a embauché à la cafétéria du Lockhart Memorial Hospital parce qu’elle était plutôt mignonne. Ce qui devait être un job d’appoint est devenu vocation, envolées les rêves de carrière musicale, disparue avec les attentes d’une mère exigeante et trop invasive qui ne croit plus en elle. Cette femme qui se félicitait que sa fille n’ait pas fait de crise d’adolescence et louait ses prétendus talents d'artiste manqua de défaillir lorsque, âgée de vingt ans, Astor lui annonça qu’elle renonçait à faire carrière, allait se marier et s’installer avec son fiancé. Une lourde erreur, elle le sut à peine murmura t’elle oui à sa moitié. À l’époque pourtant, Daniel représentait son billet vers la liberté, il lui permettrait, pensait elle, de s'affranchir et lui promettait de la défaire d’un quotidien autoritaire. Il était bien loin de s’apparenter à son homme idéal, mais elle le tolérait et imaginait pouvoir construire quelque chose avec lui. Neuf ans plus tard, ils n’avaient pas bougé et c’est lui qui mit un terme à leur relation ankylosée un beau soir, entre le plat et le dessert. Décision qui ne surprit nullement Astor qui s’en émut à peine, prouvant au couple défaillant qu’il était temps de mettre fin à cette mascarade. Depuis Astor tente vainement de se ressaisir, de faire quelque chose de sa vie. Elle songe à se présenter au concours de la dernière école de musique de la région qui accepte des élèves de moins de trente ans, sans oser envoyer son bulletin d’inscription. Elle s’imagine prendre le large, explorer de nouveaux lieux et sortir de sa zone de confort, sans jamais évoquer ne serait-ce qu’à demi-mot sa démission. Elle espère pouvoir envoyer balader sa mère, en continuant de hocher la tête lorsque cette dernière la conseille. Astor prend la poussière derrière son comptoir où les habitués des lieux l’ont vu grandir.